Les ombres s'étiraient inexorablement dans la grande salle d'étude… L'enfilade des tables n'était plus qu'un trou d'ombre, opaque, inquiétant, qui éventrait le sol carrelé et ouvrait sur des enfers nocturnes… Dans l'épaisseur des ténèbres brillait néanmoins une lumière qui déchirait la pupille et la marquait au fer brûlant : assis à un bureau, la lampe grésillante braquée sur les pages trop blanches d'un livre à peine feuilleté, Toma s'efforçait de rester éveillé et de ne pas se laisser bercer par le silence religieux de cette nuit solitaire.
C'était les seuls moments de la journée où il acceptait de se retrouver livré à lui-même dans les couloirs du château. Le reste du temps, le jeune homme se gorgeait du bruit alentour, de la vie qui grouillait sans cesse dans l'enceinte de Gargoule. Ces présences rassurantes agissaient comme un calmant, une drogue qui faisaient taire les terreurs inavouées. Alors, une fois le maigre soleil de Septembre disparu, une fois la madone scintillante haute dans le ciel, lorsque tout le monde désertait les couloirs pour retrouver la chaleur des lits, l'étudiant apprivoisait le calme et le silence… C'était purement terrifiant. Les pas qui résonnaient entre les murs… Les bruissements proches et échos lointains d'une présence cachée dans les ténèbres malhonnêtes…

Comme il détestait être seul.

Mais ses insomnies vicelardes s'évertuaient à le couper du monde plusieurs fois par semaine. Les lendemains éclatants se muaient alors en une véritable torture ; Toma avait l'impression de marcher sur un fil rouge, funambule prêt à sombrer dans les sables mouvants du sommeil… Comme si son métabolisme refusait de faire comme les autres : dormir la nuit, vivre le jour… Les angoisses étaient sans doute trop fortes.

Alors, plutôt que lutter des heures entières emmuré vivant sous ses draps trop chauds, il avait décidé, il y avait de cela quelques années, de composer avec, et de ne surtout plus se prendre la tête. Lorsqu'il sentait poindre l'éveil éternel, il sortait de son dortoir et demeurait un long moment seul dans la salle commune… Silencieuse, certes, mais il pouvait entendre les respirations fortes de certains camarades qui le rassuraient et parvenaient parfois même à lui chanter une berceuse salvatrice… Et, lorsque malheureusement rien n'y faisait, il quittait la quiétude réconfortante de ce salon qu'il considérait désormais comme sa deuxième maison, et s'aventurait dans les espaces déserts du château, où le vide, oppresseur des ses nuits blanches, régnait en maître.
À ces heures tardives, même la madone de sa maison ronflait… Les bruits se faufilaient par tous les recoins et étendaient leurs doigts crochus jusqu'aux fenêtres… C'était l'heure où l'on s'attendait à voir surgir de nulle part les monstres fantasmées des rêveries cauchemardesques.

Ses pas la guidaient toujours au même point de ralliement, celui où se retrouvaient généralement les petites âmes esseulées des nuits sans sommeil. Les Remparts du château avaient quelque chose d'attirant. Hormis le dernier étage, c'était ici que les ombres s'épanouissaient le mieux… Mais la lumière des petites lampes individuelles apportaient la chaleur et le réconfort nécessaires pour survivre aux peurs profondes et enfantines qui remontaient peu à peu à la surface.
Toma apportait toujours un livre avec lui ; les mots étaient comme autant de petites voix qui lui murmuraient de belles choses à l'oreille. Avoir un livre avec soi, c'était tromper la solitude.
Cette fois-ci, il avait sous ses yeux bouffis d'un sommeil factice le dernier ouvrage d'un certain Maurice Collard, écrivain fantasque – comme il avait pu le découvrir en faisant quelques recherches – qui avait pour habitude de ne faire publier que quelques exemplaires de ses derniers écrits… Il fallait donc se les arracher en premier si on voulait être sûr de pouvoir lire ses travaux… Quel drôle de fonctionnement.
Il n'était pas assez mordu de l'auteur pour se lever aux aurores et attendre dans le froid automnal aux portes d'une librairie. Il avait donc profité de la réactivité légendaire de l'école et l'avait emprunté tout simplement à la bibliothèque. Au fond, ce n'était pas un livre qui entretenait un rapport étroit avec ses études : bien au contraire. On y parlait de dragons, et d'autres créatures… Celui-ci se centrait tout particulièrement sur les harpies et leurs cousines à travers le monde. Passionnant les premières lignes, soporifique le reste du bouquin. Peut-être aurait-il dû prendre avec lui une valeur sûre ; de ces romans capables de l'entraîner jusqu'au bout de la nuit sans avoir senti les minutes s'égrener.
Mais après sa rencontre fortuite avec Rowann, un Célénor pour le moins acariâtre mais dont le souvenir, étonnamment positif, lui avait tenu compagnie ces derniers jours, il avait spontanément décidé de s'intéresser à ses surprenantes lectures… N'était-ce pas lui qui lui avait conseillé cet auteur ? Lui qui avait sans doute patienté des heures entières afin de se procurer son ouvrage sur les créatures dangereuses de France…? La curiosité de Toma avait été piquée au vif – ou du moins c'était ainsi qu'il justifiait ce besoin impulsif de mettre à son tour la main sur un exemplaire de Maurice Collard – et il s'était, dans les jours suivants, rendu à la bibliothèque pour découvrir les travaux soit-disant passionnants de l'écrivain-chercheur – et surtout l'univers littéraire de ce garçon qui avait su retenir son attention.

Cependant, alors que trois heures du matin sonnaient au loin, il réalisait la supercherie et commençait à s'endormir sur les pages immaculées de Harpies, gentes dames… Quelle idée avait-il donc eue…? Oui, doucement mais sûrement, ses paupières se fermaient… Puis s'ouvraient de nouveau sur le monde devenu flou, flou de fatigue… Et se fermaient encore, le sommeil inexorable le faisant prisonnier de ses bras cotonneux…
Pendant ce temps, une musique rock pulsait dans ses oreilles, coiffées d'un casque premier prix branché à son Imagix… Et il s'en allait pour un monde de rêves, laissant derrière lui sa Duchesse qui roupillait aussi sur un coin de la table mais ne tarderait sans doute pas à se réveiller.

Et en effet, la créature rose fuschia rouvrit bientôt ses petits yeux noirs sur l'obscurité, brillants d'une lumière intérieure qui trahissait une vie entière dédiée aux coups fourrés. Elle découvrit son maître, profondément endormi, avachi sur son livre encore ouvert, et se garda bien de glapir, de peur de le réveiller. Amatrice d'aventures nocturnes, elle appréciait tout particulièrement échapper à la vigilance du garçon et disparaître de longues heures pour faire les quatre cent coups. Les sanitaires étaient généralement son repère favori, après les nez crottés des élèves… Sa petite langue, toute fine, s'immisçait sans douleur dans les narines et délogeait les crottes de nez dont elle était si friande… C'était ainsi que les Dandeloups se réveillaient chaque matin le nez dégagé, la respiration facile… Duchesse en était très fière.
Aussi, cette nuit-là, décida-t-elle de quitter son maître pour un petit road-trip à travers les tables de la salle d'étude. Un peu plus tôt, alors que Toma était obnubilé par les phrases trop complexes de son livre, les oreilles occupées par la musique électrisante des guitares, il lui avait semblé entendre une autre présence humaine dans les parages… Présence fort alléchante.

Avant de 'enfoncer les ténèbres, elle ne manqua pas, bien sûr, de fureter dans le nez de l'étudiant pour se délecter de ses offrandes – les meilleures, si l'on en croyait son goût exercé.
Elle s'éloigna donc de la table où roupillait son maître, et traversa à une vitesse surprenante la distance qui semblait la séparer d'une autre potentielle victime. Après quelques minutes de recherche, elle le découvrit, magnifique, une tasse café et quelques livres sur son bureau, le regard ailleurs… Oh, comme il serait bon de le débarrasser de ses saletés superficielles… Plus discrète que jamais, elle approcha de sa chaise et entama une silencieuse ascension… Puis, lorsqu'elle fut enfin juchée sur le dossier, elle osa s'agripper à son pull pour remonter jusqu'à son épaule… 

Il n'avait encore rien remarqué.

Le but se profilait à l'horizon. Ces narines, ouvertes… Ces abysses enchanteresses… Et là, au fond, un trésor caché. Quel délice. Se mettant en position d'attaque, Duchesse fit preuve d'une extraordinaire concentration… 
Et une fois la cible verrouillée…………

SLURP !

Elle lança sa langue longue et souple en avant, dans l'espoir d'atteindre son objectif. Mais elle n'avait sans doute pas pensé aux conséquences de cet acte incroyablement audacieux… Sans doute allait-elle amèrement le regretter.