Toma ignorait comment, un an plus tôt, il avait pu se dire que sortir avec Eddy était une bonne idée. Les apparences éclatantes l'avaient emporté sur la méfiance. Et pourtant, il aurait peut-être mieux fait de s'abstenir.
Lui, jeune gay dans la honte et le doute, et l'autre, prétendument hétéro curieux qui avait sauté sur l'occasion pour agrandir la panoplie de ses expériences. Dit comme ça, il n'y avait absolument rien de charmant.
Et pourtant. Pourtant le courant était bien passé entre eux ; les premières nuits avaient été auréolées d'une tendresse et d'une passion peu communes… Toma en gardait un souvenir vif et prégnant, qui faisait à chaque fois battre son cœur un peu plus fort.
Le reste… Avait été différent.
La première fois qu'il l'avait quitté, au terme de son séjour au Domaine, il avait pleuré comme une madeleine. Le jeune homme n'était pas de ces garçons qui n'exprimaient jamais leurs émotions ; boule de nerfs, hypersensible, toujours à fleur de peau, il ne fallait pas grande chose pour le mettre dans tous ses états. Bien sûr, quitter son Eddy avait été une épreuve déchirante, et il n'avait pas de mal à se remémorer cette sensation de vide qui l'avait habité les mois suivants, le temps de se faire à l'absence, le temps d'accepter aussi que cette relation ne deviendrait peut-être jamais comme il la souhaitait.
Car là était le véritable problème : Eddy était hétérosexuel. Ou du moins, c'était comme cela qu'il se définissait, et qu'il désirait qu'on le voit de l'extérieur. Toma comprenait cette peur d'assumer une sexualité qui ne correspondait pas à la norme ; lui-même, en réalité, connaissait ses préférences depuis sa plus tendre adolescence, et n'avait jamais rien laissé paraître ; le déni, d'abord, puis la peur, ensuite. La peur d'être rejeté ; pourtant, il savait qu'il ne changerait pas ; que ce coming-out tant craint et fantasmé ne ferait pas de lui une nouvelle personne. Mais aux yeux de ceux qui l'avaient toujours connu tel qu'il se présentait – c'est-à-dire un gars timide, pas trop branché "amour", mais en rien attiré par les hommes –, il savait pertinemment qu'il prendrait une toute autre apparence, que son comportement s'envelopperait d'un sens nouveau, que la paranoïa irait sans doute jusqu'à se demander s'il les avait "matés' dans les vestiaires… Ses principaux amis étaient des sportifs ; le Quidditch était cette passion fédératrice qui les reliait les uns aux autres… Et c'était aussi un milieu très hétérocentré, où la sacro-sainte virilité brillait sur ces torses luisants de sueur.
Jamais je ne pourrais leur dire. Ils vont me virer.
C'était la facilité : se taire, attendre que le secret éclate au grand jour lorsqu'il trouverait chaussure à son pied dans cette école, ce qui ne saurait tarder. Une facilité vacillante et dangereuse, qui, de plus, le faisait terriblement souffrir. Pourquoi toujours se cacher ? Depuis quelques mois, il ressentait le besoin viscéral de se dévoiler tel qu'il était vraiment, de ne plus se contenir, de vivre enfin tel qu'il le désirait. Mais il y avait toujours cette barrière, ce rempart qu'il ne parvenait pas à franchir, surtout auprès de son meilleur ami… 
Alors, en revenant du Domaine, cette année, il avait pris une décision : d'ici fin Novembre, tout serait dit. Il ne se laissait pas un mois de plus ; rien. Il fallait que ça sorte. Il n'avait pas le choix.

C'était ainsi, de fil en aiguilles, qu'il avait pensé en parler en premier à ses petits camarades Dandeloup, qu'on nommait communément la Meute, et dont il faisait partie. Liang était gay, ce qui encourageait considérablement l'empathie de ce dernier. Quant à Rigel et Jean-Loup, s'il en était un peu moins proche, il les savait ouvert et peut-être même concernés par la question. En un mot : c'était un petit groupe idéal pour se lancer la première fois, à condition qu'ils le gardent pour eux, que cela reste exclusivement dans le cercle, jusqu'à ce qu'il décide d'en parler à d'autres, et de rendre la chose publique.
Comme c'est étrange de devoir rendre public ce genre de chose… Ça devrait me regarder, et ne gêner personne.
Si seulement.

Toma sentit Liang tiquer, peu après ce déversement d'éloges à propos d'Eddy. Il s'était laissé aller, innocemment, sans trop réfléchir, comme le garçon amoureux qu'il était, et ne s'était rendu compte qu'après coup de l'évidence que laissait transparaître un tel discours. L'embarras le prit à la gorge, et il ne releva pas la remarque aussi étonnée de Jean-Loup. Il avait vraiment dit… "parfait"…? Mais quel idiot ! À deux doigts de disparaître sous une pile de coussins, et de ne plus jamais en ressortir.
Bien heureusement, le taiwanais trouva bon de se centrer sur les dragons, et Toma crût le sujet épineux d'Eddy révolu. Il s'empressa donc de sortir son portable pour trouver les photos des bébés dragons, vérifiant bien qu'il n'y avait pas de photos compromettantes autour.
Il passa l'appareil à son ami, qui se plongea, quelques secondes, dans la contemplation de ces petites merveilles. Rigel, entre-temps, semblait se réveiller d'une courte sieste ; dégoulinant de sueur à cause de Jean-Loup, toujours affalé sur lui, il avait une mine fiévreuse. Le blondinet décida de se débarrasser de son duvet pour faire redescendre la température.
Puis, ce dont il pensait être sauvé, revint sur le tapis à une vitesse effarante : voilà que Liang, après lui avoir rendu son Imagix, se lançait sur une voie dangereuse : le sujet des amours.
Comme à son habitude, il se mit à déblatérer une longue tirage à propos d'un garçon croisé au hasard et qui lui avait de toute évidence – comme toujours – tapé dans l'œil. Son âme-sœur, rien que ça…! Toma laissa échapper un petit rire, amusé par l'enthousiasme blessé de son ami, et l'écouta attentivement malgré tout, sentant sourdre en lui un jalousie insidieuse. Parler aussi librement, c'était son rêve. Presque un fantasme. Liang n'avait pas peur du regard des autres ; il vivait sa vie comme il l'entendait, clamait haut et fort ses amours d'une heure, le portrait de son boyfriend idéal… Comme ce devait être agréable de pouvoir exister sans cette duplicité permanente. Il en rêvait.
Pour dissiper tout éventuel soupçon sur ses pensées muettes qui avaient un peu durci ses traits, Toma se permit de réagir au récit quasi-dramatique de son ami, non sans une pointe d'humour :

▬ Liang ~ Sois pas si défaitiste ! Bon, c'est vrai, t'as un caractère terrible, mais t'es plutôt joli garçon, alors ça devrait le faire !

Un petit coup de coude pour aller avec le tout, et un clin-d'œil, bien sûr, avec ce rire au fond de la voix. Non, vraiment. Si Liang ne trouvait personne d'ici deux à trois mois, le monde ne tournait pas rond : c'était une personne en or, il n'y avait pas de raison.
Mais cette petite intervention eut l'art, de nouveau, d'attirer l'attention sur lui. Il aurait dû le voir venir… Après avoir lancé la question générale des amours et des rencontres, Toma avait vu ce petit sourire taquin se glisser sur ses lèvres, et son regard vif, dépourvu de malice mais terriblement espiègle, se braquer sur lui.
Il sentit la chaleur mordre ses pommettes, et il balbutia sans doute quelques mots avant d'être – comme par miracle – interrompu par Jean-Loup qui avait de toute évidence décidé qu'il était l'heure de martyriser son meilleur ami. Sans avoir le temps de dire quoique ce soit, Toma se retrouva sous deux Dandeloups enragés, bien décidé à se faire la guerre jusqu'à ce que fou rire et maux de ventre s'en suivent.
Il ne manqua pas d'adresser un petit regard suppliant à Rigel pour appeler à l'aide, et finit par rire lui aussi de la situation, le stress des précédentes conversations fondant comme neige au soleil, pour laisser place à un arrière-goût d'inachevé et d'occasion manquée.

Il aimait vraiment la bonne ambiance qui régnait toujours dans ce groupe. C'était pour cette raison qu'il ne voyait pas d'inconvénient à rester avec eux, malgré leur différence d'âge. Pour cette raison aussi qu'il était parvenu, finalement, à tous les nommer "amis", sans exception. Même Jean-Loup, avec qui l'approche avait été plus complexe au début.
Et alors que le calme revenait, il continua de rire doucement, tout en sentant l'émotion refaire surface, comme une déferlante de positif et de négatif qui fondait sur lui à toute vitesse. Un tsunami d'humeurs, de peurs, de réjouissances, de frustration. Et les rires se métamorphosèrent en larmes silencieuse ; Toma ne savait pas pourquoi il se mettait soudain à pleurer. C'était inexplicable – une femme aurait sans doute accusé ses hormones. L'agitation, la reconnaissance qu'il éprouvait vis-à-vis de ces garçons, la peur de se dévoiler mais aussi le besoin de le faire. Peut-être, également, le dégoût d'avoir vu l'occasion parfaite lui passer sous le nez en une fraction de seconde…

Tout simplement : le chaos dans ses pensées, sentiments et émotions. Tout un monde de complexes, de hontes, de non-dits qui lui sautaient à la figure, et qui lui tiraient ces larmes brûlantes qu'il se hâta bien vite de sécher d'un revers de manche, en espérant que personne ne les remarque.

Ah, ce n'était pas simple, d'avoir vingt ans.