Jean-Loup, grand (enfin, petit) idiot qu’il était, était trop préoccupé par ce que lui ressentait pour remarquer que Rowann non plus n’en menait pas large; peut-être même se sentait-il pire que le blondinet le pouvait, puisqu’au final il faisait une montagne de pas grand-chose, alors que l’autre avant des remords pour quelque chose qu’il n’aurait pas pu contrôler. Il ne manqua toutefois pas un seul mot qui sorti de la bouche de son ami d’enfance, comme espérant qu’il lui tendrait la perche qu’il ne savait pas comment aller chercher afin de sauver cette soirée qui, somme toute, était autrement agréable. Un hurlement attira toutefois leur attention, coupant court à quelconque tentative de dialogue; Jean-Loup, lui, leva les yeux vers la table de Florian et Liang afin d’observer le spectacle qui s’offrait à tous les gens du bar. Ainsi, donc, la citrouille était vivante, ou en tout cas avait les artifices de la vie… Il aurait pu, à l’instar de Florian, planter un couteau dans la cervelle qui pulsait -et peut-être le ferait-il plus tard s’il avait à exorciser quelconque mauvaise pensée. Plutôt, pour le moment, il se concentra sur cette petite coupe qui venait en accompagnement; aussi épicée fut-elle, au minimum elle ne hurlait pas, elle, et Jean-Loup avait diablement faim, subitement.
Faisait fit de sa langue brûlée par les épices, Jean-Loup enfourna donc une seconde cuillérée, puis une troisième. Il fit une moue approbatrice; certes, c’était épicé comme pas possible et l’on goutait à peine la citrouille, mais cette dernière avait un goût délicat de toute manière. Surtout, ce qu’il constatait, c’était qu’une fois que vos papilles gustatives avaient été assassinées par les épices, le reste passait bien plus facilement.
«J’sais, Rowann» finit-il par dire dans un soupir las, avant de se raviser. «t’sais quoi, je crois qu’j’vais baisser le ton et attendre qu’cette satanée concoction arrête de faire effet, on pourra parler après» ajouta-t-il d’un ton bourru, et pour ponctuer ses dires, voilà que Jean-Loup sortait l’artillerie lourde; il prit son couteau du mieux qu’il ne le pu vu les circonstances -c’est-à-dire qu’on aurait pu s’inquiéter qu’il n’aille se le planter dans la cuisse sans faire exprès- et puis sa fourchette comme s’il avait quatre ans, vous savez, avec le poing fermé autour de l’ustensile.
Coulant un petit regard d’excuse à Rowann, voilà qu’il plongeait les ustensiles dans le cerveau pour vaincre cet ennemi et, par ce fait même, exulter sa frustration. Il s’empêtra les pinceaux et planta en premier le couteau comme si c’était une fourchette, puis tanta de couper le cerveau avec cette dernière, ne faisant que provoquer par le fait même un hurlement strident. Ses instrument de meurtre, qui n’était vraiment pas fait pour ça de toute manière, lui glissa des mains pour venir s’embourber dans le liquide rouge qui surgissait de la citrouille, la rendait toute collante -ce qui n’empêcha pas Jean-Loup d’essayer de la reprendre pour venir la piquer dans la cervelle dans l’espoir de la faire taire, mais non; ça lui glissait des mains, ses mains qui étaient maintenant toutes dégoulinantes et poisseuses; aussi se saisit-il plutôt de son couteau de l’autre mains pour faire un massacre, la perforant à plusieurs endroits en serrant des dents. Les effets de sa boisson commençant à s’éclipser, voilà qu’il avait meilleure poigne sur ce couteau, et finit par vaincre la créature et ses hurlements de mort.
Regardant le plat d’un air hébété, il glissa un petit «… et avec tout ça, j’sais même pas si ça s’mange» avant de prendre la serviette qui avait essuyé son pantalon pour tenter de régler le cas de sa main qui était pleine de farce dégoulinante. Allez… un petit «Récurvite!» et le tout était réglé. Heureusement qu’il connaissait ce sortilège, parce que pour le coup il était plutôt certain que Rowann aurait trop stressé s’il s’était levé pour aller à la salle de bain. Intrigué et brave qu’il était, voilà que Jean-Loup prenait un bout de farce et le déposait sans plus attendre sur sa langue. Il macha avec restreinte, grimaçant malgré lui pour rien, trop certain qu’il était que ce serait dégoutant -mais il n’en était rien. Surpris, il ouvrit de grands yeux, se tournant avec un demi-sourire vers son ami d’enfance. «Ah, si t’as l’cœur au meurtre de citrouille, sache qu’la farce, elle, est délicieuse, rien à voir avec la soupe»
Posant sa fourchette, il baissa finalement le ton pour adresser les questions, très légitimes, de Rowann; avec tout ça il avait eu le temps de remettre ses émotions en place, ou plutôt au minimum il était capable de mettre des mots sur ce qu’il ressentait.
«Comme j’ai dit… j’sais qu’tu voulais pas m’blesser, mais voilà, j’suis blessé quand même. C’est pas… c’pas qu’t’as à faire quoi que ce soit, après, la vérité c’est plus important. C’est juste que… je sais pas. J’crois qu’j’espérais qu’c’en était un vrai, et ça me rend mal d’avoir pensé ça alors qu’c’était un accident, tu comprends? C’est d’la faute à personne, mais j’le sens pas là. C’pas une question de pardon ou rien… après, c’pas comme si tu pouvais changer les faits; si t’as pas fait exprès, t’as pas fait exprès. Puis, moi aussi je…» le mot s’étouffa dans sa gorge; pas parce qu’il ne voulait pas le dire, mais parce qu’il se sentait tout émotif : il n’avait pas l’habitude de dire ça à Rowann, et surtout qu’après un baiser, même par accident, il ne savait pas comment l’interpréter. «Moi aussi, j’t’aime trop pour vouloir qu’tu m’déteste» fit-il doucement, incapable de soutenir le regard de son ami. «Demain j’aurai tout oublié j’crois. Enfin… j’aurai oublié que j’t’en veux. Le reste, on verra.»
Il sembla réfléchir un moment, engouffrant un peu plus de farce dans sa bouche, souriant simplement en remarquant le petit manège de Rowann qui avait glissé le cocktail douteux hors de portée pour le remplacer par de l’eau. Ah, Rowann… voilà une douce et délicate attention, qui ne manqua pas de panser le cœur meurtri du blond, qui retrouva un peu son sourire. Peut-être que… peut-être que c’était moche que ce premier baiser ne voulait rien dire. Mais en tout cas, le prochain… oui, le prochain, lui, il voudrait dire quelque chose. Et peut-être que s’il était chanceux, le prochain viendrait aussi de Rowann. Ah! Faut bien rêver un peu, hein? Et si les lèvres de Jean-Loup lui semblaient en feu, ce n’était pas simplement à cause de cette soupe du diable; c’était aussi qu’elles se rappelaient du doux contact des lèvres de son ami, et que tout ça n’aidait vraiment pas son cerveau et ses deux neurones fonctionnels qui ne pensaient qu’à ça de toute manière. Allez, petit cerveau : arrête de t’emballer, y’a trop de gens ici, ce n’est pas approprié!
«Parlons d’autre chose, tu veux? Pardon, c’moi qu’y’a ramené l’sujet, est-ce qu’j’peux l’blâmer sur mon drink?» dit-il en laissant un rire silencieux secouer doucement son corps. Il délaissa la farce pour prendre une nouvelle cuillérée de soupe; «en vrai s’pas si mal, on finit par s’habituer. Je sais pas si j’aurai la capacité de finir toute ta portion, tho, alors… ce serait mieux si t’en mangeais un peu» ajouta-t-il, un sourire maladroit sur le visage alors qu’il lui faisait signe de manger; après tout, tout allait bien, il n’avait pas à s’inquiéter. Il espérait sincèrement que Rowann retrouverait l’appétit; Jean-Loup avait peur de ne pas savoir trouver les mots qu’il fallait pour le rassurer, mais sans mentir -il ne pouvait changer la réalité, et sa déception elle, était réelle. Avec un peu de chance, il aurait bien communiqué que c’était pas le baiser qui le dérangeait… seulement la raison de ce dernier. Fallait dire que ça avait été plutôt gênant à avouer, surtout si son ami n'avait aucune intention, enfin, vous savez -s’il n’avait aucune pensée sérieuse à cet égard.
Ah; quel malheur d’avoir dix-huit ans et de découvrir ainsi la vie, une maladresse après l’autre.