Halloween au Merlin !
Je n'ai pas l'habitude de cette proximité presque trop envahissante pour moi. Mais j'ai cru remarquer que Liang était du genre tactile… Ou est-ce l'absence de ses lentilles de contact qui le pousse à s'approcher ainsi, tout près, pour mieux discerner mon visage dans le flou de son champ visuel gâté par l'accessoire qu'il doit porter pour le reste de la soirée ?
Malgré moi, je ne peux m'empêcher de reprendre mes distances ; doucement, discètement… Je m'écarte, un peu, je fais comme si de rien n'était…
Est-ce que je tiens, moi, à ce qu'il me voit avec ces énormes sourcils ? Non, il ne vaut mieux pas que cette image ridicule se grave pas dans sa mémoire. Dans la mémoire de personne, d'ailleurs..
Je ne sais pas pourquoi je nourris ce genre d'inquiétude. Toujours l'image de soi et le regard des autres, je suppose ? Et ce sentiment étrange d'imposture qui m'a poussé à lui poser cette question que je regrette aussitôt. Quoi ? C'est étonnant qu'on m'invite ? Qu'on s'intéresse à moi ? Qu'on veuille de ma compagnie ?
Eh bien, oui. Peut-être un peu. Ne suis-je pas habitué à la solitude ? L'année dernière, je ne suis pas parvenu à me faire des amis. Mais j'étais différent : intimidé par ce nouveau monde – le mien, en réalité – qui m'ouvrait enfin ses portes. Et le regard de mon frère… Ou plutôt, mon regard sur ce frère… Je ne sais pas. Je me suis senti perdu, seul, vraiment seul. Je n'ai pas su me prendre en main, tout de suite, sans attendre.
Il m'a fallu un temps d'adaptation. Le temps, surtout, de me convaincre que ma place était ici, malgré les sarcasmes, reproches et autres gentillesses de Darius. Malgré la désagréable impression d'être complètement à côté de la plaque, privé de la plupart des cours que mes camarades avaient quant à eux plusieurs fois par semaine. Difficile, dans ce cas, de créer des liens. Et pas à cause des autres, non – quoique Griffdecoq n'a jamais été, dans cette situation, d'une très grande aide –, plutôt à cause de moi. Il a fallu le temps de mûrir, d'apprendre à déconstruire tout une représentation de moi-même que j'avais apprise par cœur sans me rendre compte d'à quel point elle pouvait être injuste. Un cracmol, inférieur, inintéressant, raté, sans avenir… Et puis quoi, encore ? Oui, je m'étais enfin rendu compte de l'absurdité d'une telle conception de ma nature ; j'avais compris que je pouvais, pour la première fois depuis mes onze ans, espérer autre chose que ce destin morose que tout le monde me présentait comme étant le mien.
Il y avait une autre voie, et j'avais toujours craint ne pas la trouver une fois à Gargoule, qui était à mes yeux mon dernier espoir.
Et qu'aurais-je fait si ce sentiment d'impuissance ne m'avait jamais quitté ?
Je ne sais pas. Je ne veux pas y penser.
Je veux apprendre à m'aimer, apprendre à aimer mon quotidien, quitte à être le plus grand des égoïstes, quitte à faire passer ma petite personne avant les autres.
Quitte à mettre les pieds dans le plat, littéralement : faire le tri, sonder les âmes que je rencontre, les compter parmi les personnes de confiance ou les éviter, sans le moindre remord. Ne pas se frotter aux indésirables.
Alors, je veux vérifier. Le pourquoi du comment. Mais… Soyons honnête : je désire entendre quelque compliment ; ou du moins, j'aimerais que Liang me dise que je l'intrigue, qu'il me trouve agréable… Qu'enfin, il me considère comme n'importe quelle autre connaissance. Comme une personne intéressante avec qui il désire construire quelque chose ; peu importe quoi : je m'en moque. Juste… Me sentir valorisé.
Et mon cœur se serre, un peu, tant la pression est grande, tant j'appréhende sa réponse… Et s'il me disait seulement que personne d'autre n'avait voulu venir avec lui ? Comment est-ce que je réagirais ? Je serais vexé, sans aucun doute…
Être le choix par défaut, le plan B, celui qui reste… N'est-ce pas ce qu'il y a de plus insultant, de plus terrible ?
Et mon angoisse redouble lorsque je le vois autant hésiter, se perdre dans ses mots et… Est-ce qu'il est tombé parce qu'il a eu un mouvement de recul ? Est-ce ma question qui le trouble ? Est-ce qu'il ne parvient pas à me répondre honnêtement ? Est-ce qu'il ne veut pas me blesser…?
Je regarde déjà ailleurs. Je fixe mes mains, pâles, aux jointures rougies par la chaleur ambiante. Ma respiration se fait plus raide, plus lente aussi ; j'essaie de calmer cette vague de panique qui me submerge, cette terreur sociale que je ne connais que trop bien… Tout d'un coup, c'est comme s'il y avait tous ces regards braqués sur nous, sur moi. Comme si tout le monde se demandait unanimement ce que je foutais ici, avec un garçon aussi cool, tellement mieux que moi.
Je serre mes doigts de ma main gauche. Fort. À m'en faire mal. Les ongles se plantent dans la peau et y laissent des marques blanches.
Pourquoi tant de souffrance pour une simple question ?
Les doutes, les peurs d'autrefois – autrefois, quelle bonne blague – qui remontent chaque fois que je me sens bien, chaque fois que je me sens à ma place : une petite voix me dit que je me trompe.
C'est un sourire crispé qui vient étirer mes lèvres soudées en un rictus rigide, presque effrayant – effrayé ? –, alors que je croise à nouveau son regard, alors que j'accepte sa petite touche d'humour de bonne grâce. Un autre se serait excusé en riant, serait entré dans son jeu ; je reste à distance, pour l'instant. Il n'a pas encore donné de réponse. Il rit, et je ne comprends pas vraiment ce qu'il y a de drôle.
Est-ce qu'il fui ? Est-ce qu'il évite ?
Et puis la suite…
La pression retombe, d'un seul coup, se répand en douces vagues de chaleur dans tout mon corps… Mes épaules s'affaissent légèrement, les traits de mon visage se détendent. Et de la joie, sincère. Oui, c'est bel et bien ce que je ressens. Du contentement, du soulagement. Et de la fierté, aussi. Beaucoup de fierté. Il vient de dire qu'il me considère comme son ami, ou alors… Qu'il aime parler avec moi, qu'il me trouve intéressant, que ma compagnie lui fait plaisir. Qu'il veut qu'on fasse plus ample connaissance… Je parcours son visage d'un regard encore anxieux, à la recherche de la moindre trace de mensonge… Je remarque ses lèvres fébriles, son regard mobile… Il fuit, parfois, tout comme moi – il n'est pas tout à fait à l'aise… Est-ce que je dois remettre ses paroles en doute, dans ce cas ? Je passe une main songeuse dans mes boucles que je réarrange sur mon front… Et regarde ces deux verres imposants, remplis d'une mixture rosâtre et glaireuse, qui sont apparus sur la table en un battement de cil.
Fin de la conversation. Je devrais me contenter de cette demie-réjouissance, supporter le poids du doute, la peur d'avoir été berné, endormi par des paroles peut-être trop doucereuses pour être vraies.
Mais soit. C'est le jeu.
Je prend avec aisance mon verre en le tenant par le pied, l'agite légèrement pour faire migrer la boisson d'un bord à l'autre,en examinant la couleur et les textures… Quel drôle de contenu… Très peu ragoutant. En espérant qu'il n'y ait pas de lait, là-dedans ; je n'ai vraiment pas envie de passer toute la sainte nuit à vomir mes tripes…
En parlant de tripes… Ça y ressemble vaguement, non ? Comme si on les avait broyés… Et ces yeux qui flottent ; ma gorge se noue ; à deux doigts de rendre ma bile – ou peut-être le fiel des pensées trop noires pour une soirée qui devrait être réjouissante.
Ma main libre vient se coller contre mes lèvres, alors que je retiens un spasme de dégoût, et lorsque je glisse un regard curieux sur le visage de Liang, l'air qu'il affiche manque de me pousser au vomissement.
Par Merlin ! C'est plus qu'ignoble !
Et pourtant, Liang arrive à détendre l'atmosphère ; je ris un peu – amèrement, tout de même, et le cœur au bord des lèvres, prêt à repousser ce verre répugnant –, et répond fébrilement :
– Par pitié, Liang. La cuisine française, ce n'est pas ça. Ça, c'est un truc pas net, voilà tout. Et très sincèrement… Si tu ne le bois pas, je ne ferais pas non plus l'effort. Je ne suis pas particulièrement volontaire pour ce genre de… D'expérience douteuse.
En ai-je dit assez pour le motiver ? Un peu plus et je le verrais faire sa prière et ses adieux au monde entier. Je soutiens juste assez mon verre pour ne pas le renverser – mon costume le vaut bien – lorsque le sorcier se prend d'envie de trinquer avant de se jeter à l'eau – ou peut importe dans quoi, après tout : dans les fluides extraits d'un cadavre fraîchement purgé, peut-être… Et j'observe, avec un léger sourire mi-dégoûté, mi-amusé, ses premières réactions… Pour être étonné lorsque je lis de la surprise sur son visage. De la bonne surprise. Aussitôt, je porte le verre à mon nez et essaie d'en sentir le parfum, sans grand succès.
Est-ce que… C'est bon ?
Mon air circonspect lance mon goûteur dans une tirade bien peu compréhensible qui tord mes traits en une expression tout bonnement stupéfaite : eh bien, qu'est-ce qui lui prend…? Ils sont bien sans alcool ces cocktails pourtant, non ?
Je ris finalement de bon cœur lorsqu'il m'interroge du regard :
– Tu sais que je n'ai fichtrement rien compris à ce que tu viens de dire…? Mais à quoi tu joues ? Tu penses vraiment que je parle chinois ?
Car il est chinois, Liang, n'est-ce pas ? Et son charabia y ressemblait vaguement…
Mais j'ai sans doute dû dire tout ceci trop bas, car il n'entend rien et continue avec le même langage barbare qui me fait légèrement froncer mes énormes sourcils et qui m'arrache un sourire hilare. Voilà qu'il agite encore son verre, qu'il m'enjoint à boire à mon tour… Du moins, c'est ce que je comprends. Après, est-ce qu'il vient vraiment de me dire ça, je n'en sais rien.
Mais… Est-ce qu'il me fait une blague…? C'est… Assez drôle, cela dit. Seulement, il y a quelque chose d'étrange : il ne semble pas blaguer. Et il n'a pas l'air de s'entendre, non plus.
Je fixe le contenu de mon verre d'un œil méfiant et accusateur : à mon avis, il n'y est pas pour rien ! Le Merlin ne chercherait-il pas à nous piéger, par tout hasard ?
– Oh ! Puisqu'on y est et que je dois boire… Buvons !
Je trinque de nouveau et prend une grande gorgée, non sans me pincer le nez et fermer très fort les paupières, un frisson de dégoût coulant le long de ma nuque… Mais c'est un goût très doux, coco et grenadine, qui flatte mes papilles. Sans attendre, j'en bois un peu plus, acquiesce d'un air entendu :
– Aah ! Yune kopleise jurunapo jofuclorpe boisurite carelinure golucha ! Ec utire edora ? Gnail ?
Je le dévisage, lui, qui me regarde avec de grands yeux noyés d'incompréhension. Et puis, tout d'un coup, je comprends. Mon hypothèse se confirme.
– RUAERI TU !!! Uatire zaflio duri !
L'hilarité ne tarde pas à gagner la bataille, et j'éclate d'un rire particulièrement bruyant, reposant le cocktail et tapant du poing sur la table, à m'en tordre les entrailles. Il ne faut que quelques secondes pour que les larmes se pressent au coin de mes yeux et mouillent mes cils. J'essuie mon visage où elles coulent petit à petit, écoute de nouveau Liang, ne comprend rien, et repart de plus belle, à gorge déployée, pris d'un fou rire inarrêtable qui parvient à me donner des crampes et un point de côté en un rien de temps.
Par tous les dieux ! Qu'ai-je fait pour mériter une telle mascarade ? Et dire qu'il ne comprend plus rien ! Et moi, tout ce que je dis me paraît si clair.
Je repousse mon verre, essaie de calmer mes accès de rire les minutes qui suivent, recolle comme je peux les sourcils qui continuent de tomber :
– Aaah… Yulio gogota… Faut-y pas tu dînes hier… C'est… Merlin par ! Ah ! Comprend mieux ? Oh ! Ça revient, c'est ça ? Là ! Tu me comprends ? Aaah, mon dieu… Je n'en peux plus… Liang, c'était terrible ! N'EN REBOIS SURTOUT PAS !
Fini le cocktail ! Fini pour de bon ! Quel dommage, il était vraiment excellent.
Je me remets doucement de mes émotions, tout le poids de mes doutes et de mes inquiétudes envolés, sourit sans me forcer… Et lorsque la serveuse revient pour nous demander nos commandes, je tire la carte à moi et choisit presque au hasard – ou du moins, parmi les plats qui me semblent acceptables.
– Oh, écoutez. Tout m'a l'air absolument affreux ! Disons les potirons farcis, on verra bien. Liang, que veux-tu ? Pareil que moi…? Je paris que les mygales en brochette ne te donnent pas très envie.
Railleur ? Juste un peu. J'ai cru comprendre, depuis notre expédition au bric-à-brac criblé de toiles d'araignées, que ce genre de bestioles, ce n'est pas vraiment son truc. Ça tombe bien : je les déteste aussi.
Lorsque la serveuse s'en va, je sèche les dernières larmes du fou rire révolu, et le dévisage de nouveau, toujours le sourire aux lèvres, avant de regarder ailleurs, sans doute par timidité – ou simplement parce que je ne suis pas habitué à dire ce genre de choses…
– C'était une bonne idée, de me faire venir ici. Pour être honnête… Un sourcil se décolle pour de bon, je pousse un long soupire, décroche les deux, les abandonne sur la table. Oh, et merde. Ça me gonfle, ces trucs… Hrm. Je disais donc. Pour être honnête, je ne pensais pas que ça allait me plaire… Mais je suis content d'être avec toi. Ou du moins… C'est agréable de ne pas être seul un jour où tout le monde se rassemble… Alors merci. Nous aurons un beau souvenir.
RÉSUMÉ – Florian angoisse à l'idée de la réponse que va lui donner Liang et a le temps de se faire des films… Soulagé, il reste néanmoins un peu sur sa faim. Les premiers mots de Liang après avoir bu le cocktails, dont l'aspect le dégoûte profondément, l'étonnent d'abord, puis lorsqu'il boit à son tour et se rend compte que son camarade ne le comprend plus, lui donnent un long fou rire. Lorsqu'il s'est enfin calmé et que l'effet s'est dissipé – une gorgée, ça ne dure pas longtemps –, il s'amuse de la situation et commande son plat. Finalement, il remercie avec une sincérité et une douceur amicale qui ne lui ressemblent pas Liang de l'avoir invité.